Invitée à débattre publiquement sur le thème «Tous les goûts sont dans la nature», je me suis livrée à quelques réflexions. Cette maxime proche d’une autre qui proclame «Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas», signifie-t-elle que nous exerçons librement notre faculté de goûter, d’apprécier, pour nous limiter au seul plaisir de la bouche, telle ou telle saveur ?

Certainement pas à mon avis.  Plusieurs éléments limitent notre liberté et la plupart restent inconscients. Nos souvenirs d’enfance, agréables ou désagréables, constituent un premier fil conducteur. Les habitudes familiales, les interdits nous conditionnent encore. La curiosité, les voyages ouvrent des horizons, en effet, comment comparer le couscous «bon comme là-bas» si on n’a jamais été là-bas. La personne qui nous a initiés au bonheur de goûter joue également un rôle prépondérant, l’initiateur s’impose longtemps à notre mémoire et nos goûts ont tendance à se calquer sur les siens. Plus pernicieusement, l’industrie s’en mêle maintenant et tente de former notre goût, de le modeler selon les critères qui lui conviennent, elle l’uniformise, le rabote, le débarrasse de ses excès. Elle flatte les goûts élémentaires, simples, surtout simplistes, elle s’attaque à l’enfant qui vit toujours en nous et qui veut tout sans effort. Elle s’attaque d’ailleurs directement à l’enfant quand elle l’attire, tel Pinocchio succombant, dans ses temples de consommation facile et qu’elle le corrompt, là, à coups de gadgets aussi vains qu’éphémères. C’est bien connu, la valeur n’attend pas le nombre des années, et la valeur marchande ne supporte aucun retard. Time is money !

Ainsi, le goût de la saveur naturelle d’un aliment se trouve menacé et il faudra bientôt nous battre pour le connaître encore. Comme cette OPA sur le goût se pratique dans l’indifférence générale, les femmes et les hommes de bouche feront figures de derniers des Mohicans. Mais s’il n’en reste qu’un…, vous et nous, nous serons celui-là.

A contrario, existe-t-il un goût juste ? Il est prétentieux de le prétendre. Il faut cependant éviter de confondre «Ce n’est pas bon» avec «Je n’aime pas». L’amertume du chicon fait partie intégrante de son goût, la gommer, c’est le dénaturer.  Mais l’industrie alimentaire n’éprouve aucun scrupule à ce sujet, elle souhaite aller à la rencontre du plus grand nombre possible. Alors, elle enlève le goût de gibier au râble de lièvre, elle adoucit l’acidité de la gueuze en la saturant de sucre , elle crée des poivrons colorés insipides, elle exile la triste pleurote de sa forêt…, pense-t-elle qu’elle risque de nous enlever jusqu’au désir de manger ?

Et de boire ? Le vin n’échappe pas à l’industrialisation forcenée. Dans sa volonté d’éliminer les défauts, l’œnologie moderne ne prend pas de risques. Comme un médecin qui distribue les médicaments à la moindre alerte.  C’est vrai que l’on trouve de moins en moins de défauts dans le vin, sauf le goût de bouchon qui n’a pas encore trouvé de solution, mais cela peut se faire au détriment de son identité. Dans la présentation d’un vin, le terroir est très souvent mis en avant alors qu’une vinification trop technique tend à l’effacer. Il nous faut rester très vigilants et s’intéresser de près au travail des vignerons. Les meilleurs se montrent aussi inquiets que nous de la dérive actuelle et ils sont les premiers à monter au créneau pour défendre leur identité.

Doit-on pour autant aimer les défauts ? L’oxydation, le goût de vinaigre vont-ils devenir le dernier snobisme ? Non, cent fois non, bien que certains amateurs de vins «sans souffre» le suggèrent parfois. La raison est toujours au milieu. Il faut reconnaître le travail du vigneron qui travaille sans filet, qui traite sa matière le plus naturellement possible, qui respecte la nature du millésime. Si nous voulons que le vin reste vivant, il faut accepter que la vie prenne parfois mauvaise tournure. Un bon vivant prend toujours des risques.

Voilà quelques réflexions qui vous titillent sans doute aussi et auxquelles vous pourrez vous livrer, entre amis, autour de quelques flacons sincères et savoureux. Nous vous le souhaitons ardemment.