Vins Eté 2012
Les beaux voyages autour du vin
A la recherche de nouveaux vins ; nous sommes partis le lundi 30 avril pour un voyage de cinq semaines au cœur de l’Europe, toujours avec notre maison mobile sur le dos, comme des escargots. Le but, s’il en fallait un, s’appelait Rogljevo en Serbie, tout à l’est, aux confins de la Roumanie et de la Bulgarie. France, Allemagne, Autriche, Italie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bulgarie, Hongrie nous ont vus passer et nous attarder plus ou moins longtemps. Si nous n’avons pas pénétré en Roumanie, nous avons longuement longé ses frontières en remontant le cours du Danube.
Les langues
[dropcap]Q[/dropcap]uel festival de langues ! Notre « english travelling » comme je l’appelle nous a permis de parer à l’élémentaire mais notre oreille a épousé toutes les sonorités qui se succédaient. La radio, souvent à l’avance, la préparait à de nouvelles musicalités. Ainsi l’Alsace, qui ne parle pas vraiment l’allemand, annonçait l’Allemagne et l’Autriche (ouf, une langue pour deux pays). Après le Col du Brenner, l’allemand s’efface progressivement pour l’italien, cependant qu’au Frioul, on parle le frioulan et qu’à la frontière slovène, le slovène l’emporte sur l’italien. Heureusement tout le monde comprend l’italien. La langue slovène se prétend unique mais un certain
nombre de mots nous ont paru semblables au serbo-croate. Le serbocroate que l’on a tenté d’imposer au peuple yougoslave qui s’ingénie maintenant, depuis la guerre, à accentuer les différences entre le serbe et le croate. Mais, en réalité, tout le monde se comprend aussi. Quand l’écriture cyrillique s’en mêle, c’est nous qui nous emmêlons. A la frontière bulgare, il semble bien que l’on parle la même langue qu’en Serbie tandis qu’un peu plus au nord, le serbe se métisse d’un dialecte roumain. Les hommes se moquent des frontières officielles d’autant plus qu’elles sont sujettes à bouleversement. En Hongrie, on parle le hongrois, langue mystère dont on dit qu’elle n’appartiendrait pas aux langues indo-européennes. Reconnaissons que nous manquons totalement d’expérience pour identifier à coup sûr les différentes consonances, tellement étrangères à nos oreilles. A la radio, il y a longtemps que l’on ne comprend plus rien, mon mari, accro à la météo, en est frustré. Mais la musique donne des indications selon l’influence ottomane ou tzigane quand elle n’est pas tout bonnement internationale.
Quelle complexité dans ce meltingpot de langues. Quelle difficulté sans doute pour l’Europe mais quelle diversité, quelle richesse et quelle excitation pour les voyageurs. Et quelle facilité l’euro quand les pays parcourus l’ont adopté.
Les paysages
[dropcap]Le[/dropcap] Danube, nous l’avions déjà rencontré en Hongrie et en Autriche, en Allemagne même quand, modeste encore, il creuse son chemin à partir de la Forêt Noire. Mais nous ne l’imaginions pas aussi grandiose, aussi magnifiquement beau en certains endroits de son cours. Pendant plusieurs jours nous avons épousé sa course qu’il poursuit jusqu’à la Mer Noire en Roumanie. Nous l’avons suivi de Vidin en Bulgarie jusqu’à Vukovar, tristement célèbre, en Croatie. En remontant le fleuve à partir de Klavodo en Serbie, le spectacle qu’il offre est absolument époustouflant. Il creuse des gorges profondes appelées « portes de fer », sauvages et pratiquement intactes. Le tourisme de masse ne l’a pas encore envahi, c’est une chance en même temps qu’un atout inexploité pour le pays.
Quelques plages sont bien aménagées dans les petites villes qui le bordent mais leur conception reste vieillotte. Tout de même, près de Djoni Milanovac, il existe un musée archéologique flambant neuf, superbement intégré à l’environnement, qui devrait attirer du monde. De Vidin en Bulgarie, nous retiendrons l’état de délabrement, la tristesse généralisée. Cependant en pénétrant plus avant dans le pays, on découvre la forteresse naturelle de Belogradcik perchée au-dessus de la ville. Nous l’avons parcourue par temps de brouillard, ce qui pimentait davantage encore son ambiance mystérieuse. A l’autre bout, nous appréhendions de traverser Vukovar où tant de drames se sont déroulés il n’y a pas si longtemps. Bien sûr, beaucoup de maisons et d’édifices abandonnés donnent à voir l’acharnement des armes contre eux mais la ville renaît et affiche sa vitalité. C’était jour de marché quand nous sommes passés, jour aussi d’une brocante aux livres, le soleil brillait et chacun déambulait avec plaisir.
De l’Italie à l’Autriche, la traversée des Dolomites reste un spectacle éblouissant, impressionnant même.
La balade perdure comme des cartes postales en enfilade. Le Tyrol autrichien comme la Bavière montagnarde, avec leurs chalets en bois fleuris et rieurs, leurs torrents impétueux bondissant de pierres en pierres, tels des éclairs vifargent coupant le vert omniprésent, saturent les yeux de mille et un bonheurs. La population, très attachée à ses traditions, se montre-t-elle à la hauteur de ses paysages enchanteurs?
Notre parcours était aussi jalonné de villes remplies d’histoire qui auraient mérité notre intérêt. Nous avons choisi de nous arrêter à Salzburg, cité toute entière dédiée à Mozart, et à Ljubljana, capitale de la Slovénie, dont le charme nonchalant nous a beaucoup plu.
Les vins
[dropcap]N[/dropcap]otre premier rendez-vous vinicole, au cinquième jour du voyage, nous a amené dans le Haut-Adige, à Mezzolombardo, auprès d’Elisabetha Foradori. Voilà près de vingt ans que nous avions fait la connaissance de cette grande dame du vin et certains d’entre vous se souviendront peut-être de son vin le plus abouti, le Granato.
Au début des années nonante, alors que les coopératives locales tiraient la production vinicole vers le bas, Elizabetha a voulu démontrer que le teroldego, cépage autochtone, pouvait donner autre chose qu’un vin rouge banal. Elle a donc soigné la vinification, s’inspirant des méthodes appliquées par des régions jouissant d’une grande antériorité. Ces procédés aboutissent, au final, à internationaliser les vins, ils sont certes de qualité mais sans caractère particulier. Cette uniformisation a fini par lasser Elisabetha, et c’est ainsi qu’elle a entrepris une deuxième mutation. Cette fois, c’est à la culture qu’elle s’est attaquée. Autour d’elle le productivisme sévit, la mécanisation fait rage, la qualité autant que les prix chutent.
Initiée par quelques vignerons réputés, dont Kredenweiss, elle s’est intéressée à la biodynamie. Elle s’est sentie proche de cette manière de cultiver qui rapproche les passionnés de terroir. Observer la nature, respecter ses rythmes et sa spécificité, la comprendre enfin dans son environnement propre, ce qui on s’en doute prend pas mal de temps, amène le biodynamiste à créer une symbiose harmonieuse entre la terre qui produit le raisin et le vin que l’on savoure. Hommes pressés s’abstenir car le « slow-food, » exige autant d’attention pour créer que pour déguster. La vigneronne a adhéré au plus profond d’elle-même, depuis 2008, elle y consacre toute son énergie. Cohérente jusqu’au bout, elle a renoué avec la vinification en amphores, l’argile prolongeant la terre, mère nourricière du raisin, permet au fruit de poursuivre sa mutation en douceur. Rien de tel qu’une femme sensible pour percevoir et mettre en valeur toutes les nuances d’un labeur minutieux.
Pour les vins blancs, elle s’est inspirée d’une méthode ancienne qui consiste à laisser macérer les peaux avec le jus, non pas quelques heures comme cela se pratique pour la macération pelliculaire, mais deux mois et plus encore selon le choix du vinificateur. Cette manière de faire, nous la retrouverons à la frontière italo-slovène où nous nous rendons juste après. A notre demande, Elisabetha nous donne quatre adresses de viticulteurs qu’elle juge authentiques dans cette région, deux autour de Gorizia et deux autour de Trieste.
Autour de Gorizia, l’une en Italie, l’autre en Slovénie, les vins blancs goûtés nous laissent un peu sur notre… soif. Macérés longuement (jusqu’à six mois), élevés en foudres puis mis en bouteilles et seulement proposés à la vente au bout de quatre ans, les vins prennent des couleurs d’oxydation sans en avoir le goût, se montrent denses mais nous déroutent indiscutablement. A revoir probablement. Nous reviendrons près de Trieste au retour.
Cinq jours plus tard, nous touchons au but de notre équipée. Nous arrivons à Negotin, ville proche des frontières bulgares et roumaines. Le village vigneron de Rogljevo que nous venons découvrir en dépend. Nous y pénétrons à la nuit tombante, après un trajet hésitant sur des routes étroites et cahoteuses d’une vingtaine de kilomètres. Le dépaysement est aussi total que l’accueil est chaleureux. Cyrille Bongiraud nous attend en compagnie de Goran, son employé et représentant sur place.
Comment sommes-nous arrivés là ? A Montpellier, dans un salon organisé autour de Vinisud, l’occasion nous a été donnée de rencontrer Estelle et Cyrille Bongiraud. Nous avons rapidement reconnu Estelle dont la famille possédait le Château de Chorey près de Beaune en Côte d’Or (suite au décès de son frère, le domaine vient d’être vendu à la Maison Jadot). Le couple présentait des vins serbes dont la qualité, après dégustation, nous a impressionnés. Tous deux ont raconté alors comment en 2007, ils sont tombés en extase en découvrant par hasard, à l’occasion d’une panne de voiture, ce vieux, très vieux village vigneron, dont les caves, groupées et surplombant le bourg, ne servent pratiquement plus. Autrefois mille hectares de vignes recouvraient les superbes coteaux, aujourd’hui les parcelles sont disséminées dans une végétation abandonnée à elle-même. Les caves, elles, construites dans le superbe calcaire local qui imprime leur personnalité, existent toujours. Comme cépages, on trouve du riesling, du gamay (mais manchot à petits grains), du cabernet-sauvignon, du chardonnay, du merlot plus quelques cépages locaux malheureusement en voie de disparition, Gardez-vous des déductions hâtives, ces cépages aux noms connus existaient ici depuis longtemps. Terrain calcaire, chaleur le jour, nuit fraîche, de l’avis d’Estelle et Cyrille, toutes les qualités se trouvent là pour constituer un terroir de valeur.
Il n’en faut pas moins pour provoquer l’enthousiasme de nos deux Français, déjà installés en Serbie, mais à la recherche d’un vignoble plus personnel. L’aventure commence alors et se poursuit depuis 2008, année de leur premier millésime. Le challenge n’était pas gagné d’avance.
La Serbie semble rester indifférente aux vins de qualité, plus encore peutêtre s’ils sont produits chez eux. Les Bongiraud s’en vont donc par monts et par vaux pour faire connaître leur production, leur riesling minéral, leur gamay enchanteur et leur cabernetsauvignon surprenant pour ne citer que les vins qui nous ont le plus marqués. Quelques restaurants prestigieux ont déjà été séduits : Senderens à Paris, Oud Sluis aux Pays-Bas (dont le sommelier a fait le déplacement jusqu’à Rogljevo), Le Château du Mylord à Ellezelles… Ne soyez pas en reste. Consultez le site www.francuskavinarija.com et ne manquez pas la dégustation des 23, 24 et 25 juin.
A l’aller nous n’avons pas pu rencontrer Paolo Vodopivec, vigneron recommandé par Madame Foradori. Nous le regrettions d’autant plus que lui aussi utilise les amphores dans le processus de vinification. Nous n’avons donc pas hésité à revenir sur la crête de kars qui forme un cirque de huit kilomètres sur la frontière italo-slovène, à quelques kilomètres de la ville de Trieste. Nous ne l’avons pas regretté. Paolo Vodopivec compte parmi les personnages que l’on est heureux d’avoir rencontré dans sa vie. Ancrée depuis de nombreuses générations à Sgonico, sa famille pratiquait la polyculture comme tous les paysans autour d’eux. En 1994, il rompt avec l’usage et se consacre exclusivement à la culture du cépage blanc local, le vitovska. Il abandonne les pergolas traditionnelles et replante sur fil à forte densité en même temps qu’il bannit tout usage d’herbicides, pesticides et autres… « ides ». Ses quatre hectares et demi de parcelles, disséminées dans le village et entourées de bois, sont bien sûr labourées. Le Kars se caractérise par une mince couche de terre chargée de fer et de magnésium reposant sur une couche calcaire particulièrement dure. Voilà pour la culture. La cave, il l’a creusée de ses mains, seul, et l’on imagine aisément que ce ne fut pas un jeu d’enfant. Elle est un véritable hymne à la beauté, à l’harmonie. De forme circulaire, conçue comme un temple, sa sobriété, son dépouillement relèvent de l’art. La première pièce est réservée aux amphores, enfouies dans le sol, la seconde aux foudres de toutes dimensions. Les amphores proviennent de Géorgie où la méthode est parfois encore pratiquée. Les raisins blancs légèrement foulés y macèrent avec leurs peaux pendant six mois, puis en sont séparés et écoulés à nouveau dans leur matrice d’argile. L’élevage se poursuit alors en foudre avec un minimum d’intervention humaine. La manière de faire se veut la plus naturelle possible comme la plus simple aussi. Le vigneron insiste beaucoup sur le mot « simplicité », rejetant tous les artifices auxquels on peut avoir recours. On le sent puriste jusqu’au bout, décidé à ne céder à aucun compromis. Et nous, en toute modestie, on est saisi d’une vive envie de transmettre, de devenir des passeurs de cette flamme intense qui anime certains êtres d’exception et leur donne la force de transformer les éléments autour d’eux.
Cependant la réalité nous rattrape. Le vin de 2009 que nous avons eu le bonheur de goûter dans les grands foudres nous a laissés pantois : quelle droiture, quelle longueur, quelle classe ! Mais on ne pourra pas en disposer avant 2013 au plus tôt. En bouteille, nous avons dégusté le 2007 et le 2006. En 2007, le vignoble a subi deux attaques de grêle tandis que la sécheresse et la chaleur excessive ont sévi en 2006. Après le fabuleux 2009, les 2006 et 2007 nous ont paru un peu en retrait. Au prix demandé -cinq ans d’élevage avant la mise en vente a forcément un coût élevé-, nous avons le droit de nous montrer exigeants.
Cependant ils ont sûrement souffert de la comparaison car, revenus chez nous et goûtés avec Dominique et Jean-Charles, l’enthousiasme s’est emparé de tous et a même suscité une petite larme aux yeux de mon époux, signe chez lui d’un plaisir immense.
L’avenir nous dira s’il se révèle possible de faire partager la passion d’un homme intègre à travers le nectar produit par sa terre. En ce qui nous concerne, l’échange fructueux trois heures durant, en anglais de surcroît, constitue déjà un cadeau magnifique.
Quelques kilomètres plus loin, à Prepotto (pas celui plus au nord où nous avons erré en vain), l’entreprise Zidarich cultive aussi le vitovska mais également la
malvoisie, le sauvignon et en rouge, le teran local et le merlot. Au fond d’une rue étroite, un porche imposant en bois tout neuf s’ouvre sur une vaste propriété, la terrasse permet d’admirer le paysage qui s’étend jusqu’à la mer. Superbe ! Comme la cave creusée dans ce kars si caractéristique. A la tête de huit hectares, le propriétaire, plus pragmatique que son collègue Vodopivec, semble avoir développé une activité commerciale florissante. Les vins sont mis en vente deux ans après la vendange, les prix s’en trouvent adoucis. Le vigneron se revendique de la mouvance « vin naturel » et participe, comme chaque vigneron que nous avons visité à la frontière italo-slovène, au salon Vini Veri (vins vrais) en marge de la grande manifestation consacrée au vin, Vinitaly, qui se déroule chaque année à Verone.
Blancs et rouges issus des cépages locaux se caractérisent par la fraîcheur dont est assurément responsable la roche sur laquelle ils s’épanouissent. Mais cela ne suffit pas. Nous avons eu l’opportunité de boire un vin de Teran au hasard d’une trattoria, le vin se révélait d’une banalité affligeante jusqu’au mauvais goût. Chez les Zidarich, on sait manifestement mettre en valeur les atouts de la région.
Une panne nous a immobilisés quelques heures, et justement à l’heure du repas, dans le village de Sgonico. Rurale, la localité n’offrait que deux possibilités à des voyageurs devenus piétons. Nous avons choisi « L’Enoteca » (un nom signifiant) et ses spécialités de poissons crus et cuits. Heureux hasard, surprise édifiante : nous y avons fait un repas trois étoiles. Sauf le vin, quelconque, pourtant issu de ce fameux vitovska. Le maître des lieux nous a fait comprendre que la moyenne de la production indigène ressemblait à ce que nous buvions. Et que nous avions goûté la crème des crèmes, le meilleur parmi les meilleurs, en nous rendant chez Zidarich et Vodopivec (the best of the best a-t-il précisé). Pourquoi n’en proposait-il pas ? Nous ne le savons pas. Par contre, il possédait aussi quelques bières originales dont des belges. Nous leur avons préféré une toscane blonde de Montepulciano, La Granga, un vrai bijou servi à point.
Tout a une fin. En rentrant en Belgique, mon mari s’exclame : « El sole is daar ». Nous éclatons de rire, nous ne nous débarrasserons pas si vite du « sabir » européen que nous avons pratiqué pendant trente-quatre jours de déambulations sur les routes d’Europe.
Si les voyages forment la jeunesse, ils entretiennent l’âge mûr … et plus si le destin le permet.